lundi 6 septembre 2010

Texte de Jacques Bernardin sur l'architecture de l'école de demain




Demain, l’éducation…1

Jacques Bernardin
Président du GFEN

A propos des finalités

L’école pour l’emploi ?

Enchâssée dans l’étau économique, l’Ecole en viendrait à négliger que, si elle ne peut mésestimer l’importance d’une préparation professionnelle, sa vocation ne s’y réduit pas et aurait même le plus grand intérêt à en retarder l’échéance. Plusieurs raisons à cela.
Tout d’abord, ce choix contribue - d’abord auprès de ses principales victimes - à étouffer la portée culturelle des apprentissages, rabat l’enjeu de la scolarité sur une vision instrumentale étroite, conforte et amplifie ainsi la ségrégation sociale, si souvent dénoncée.
Conséquemment, cela brouille la fonction première de l’Ecole : le développement de l’enfant, proprement « élevé » dans la perspective d’une socialisation élargie de futur citoyen, appelé à s’insérer mais aussi à agir pour transformer son environnement et la société. A travers la transmission de connaissances à portée universelle, il s’agit de développer curiosité, créativité, ouverture aux autres et rationalité critique, outils de l’autonomie intellectuelle permettant à chacun de s’émanciper des limites singulières de ses origines.
Plus globalement, la meilleure façon pour un pays d’anticiper un avenir de plus en plus imprévisible, c’est d’offrir à l’ensemble de la population une solide formation générale, condition pour pouvoir continuer de se former, réagir aux évolutions sociales et professionnelles voire y contribuer. Autrement dit, à quelque niveau qu’on se situe, l’École préparera d’autant mieux à l’insertion professionnelle qu’elle saura la différer, en se consacrant prioritairement à la formation intellectuelle… de tous.

L’égalité des chances en question
Révolutionnaire en son temps, puisque substituant le mérite républicain aux privilèges hérités de la naissance pour légitimer le statut social, l’égalité des chances porte en germe et légitime aujourd’hui l’inégalité. Au prétexte d’une égalité virtuelle de départ dans la course au mérite, elle prépare à la distribution hiérarchisée des arrivants, contribuant à l’intériorisation par chacun de la justesse de sa place. Les inégalités peuvent s’accroître avec le consentement muet des exclus, dans le mirage de la promotion médiatisée de quelques transfuges, alibis d’une disqualification qui peut ainsi perdurer pour le plus grand nombre…
Justifiant les inégalités au nom de l’égalité, l’égalité des chances est antinomique avec la démocratisation, à laquelle il faut impulser un nouveau souffle pour faire face aux multiples défis de notre époque. Ce qui impose des choix à la fois politiques, structurels et pédagogiques.

Quelle architecture pour l’École de demain ?

Des missions à redéfinir
Après la fragilisation de son image, l’affaiblissement considérable de ses moyens et la mutation rétrograde de ses orientations, l’institution scolaire et ses agents ont besoin d’un discours politique fort pour redéfinir leur place et leur mission centrale. La démocratisation de l’accès aux savoirs et l’émancipation intellectuelle devraient en constituer l’horizon.
Les orientations sont parfois trahies par les moyens mis en œuvre. Après tout, les changements récents ont été imposés au nom de l’inégalité sociale face au savoir et de ses conséquences ultérieures ! Suffit-il de décentraliser pour une meilleure adaptation aux publics ? De diversifier les filières pour mieux prendre en compte la diversité des « talents », « aptitudes » ou « formes d’intelligence » des élèves ? De promouvoir les meilleurs en étant pragmatiques pour les plus faibles (donc moins ambitieux), à soutenir pour les faire accéder au minimum requis afin de satisfaire aux critères actuels d’« employabilité » ?

Une orientation servie par des choix structurels
Parfois utilisées comme leviers pour justifier des changements discutables, les comparaisons internationales sont, à y regarder de plus près, instructives à bien des égards. Que nous apprennent-elles sur les facteurs de progrès ?
Tout d’abord qu’efficacité rime avec équité. Les systèmes éducatifs les plus performants sont aussi les moins discriminants, ceux qui réussissent à réduire les écarts entre les élèves, sans que cela soit pour autant préjudiciable au dégagement d’une élite scolaire2. Opter pour la promotion collective est donc un choix raisonnable…
Ensuite que la décentralisation est potentiellement porteuse d’inégalités scolaires. Dans les systèmes les plus avancés, le rôle de l’Etat s’affirme dans des domaines clés (conception des programmes, égalité de l’offre d’éducation, recrutement des enseignants et conditions de leur service, certification scolaire…), tout en accordant une marge d’autonomie pédagogique aux établissements. La carte scolaire est un outil servant la mixité, facteur clairement positif à tous niveaux, alors que le libre choix contribue à la création progressive d’un apartheid scolaire.
Faut-il différencier davantage ? Tout plaide pour un tronc commun de 2 à 15 ans, autrement dit pour un collège qui rompe avec les pratiques élitistes du petit lycée et associe : passage automatique, redoublements exceptionnels ; éradication des classes de niveau ; parcours des élèves à la fois intégré et différencié (où l’attention à chacun vaut pour tous les élèves et pas seulement dans l’unique visée de soutien auprès des plus faibles).
Par ailleurs, il apparaît que toute réforme nécessite l’implication des enseignants, ce qui passe par le développement important de la formation continue, avec une incitation forte au travail en équipes3. Sur ce point, il y a beaucoup à faire pour étendre ce que nous avons pu expérimenter dans ce sens auprès de multiples équipes à divers niveaux de la scolarité.

Sur le plan pédagogique

Ré-enchanter l’envie d’apprendre, donner saveur aux savoirs4

L’affaiblissement des enjeux de savoir est corrélé à une vision strictement utilitariste d’une école pour l’emploi, mais aussi consécutif aux pratiques usuelles de transmission et à l’usage immodéré des notes et contrôles qui en règlent et en assoient la valeur d’usage. Et l’aide, fût-elle personnalisée, en restant dans les standards d’une remédiation à visée réparatrice, n’y change rien.
Réhabiliter la valeur formative, la force explicative des savoirs pour sortir du chaos et saisir l’ordre du monde ne peut passer ni par l’exhortation au respect dû à la culture légitime, ni par l’épreuve de force, ni par le soutien a posteriori. C’est dans l’expérience vécue d’une confrontation personnelle à un problème à résoudre, à un défi à relever, à une activité de création que chacun peut mobiliser l’ensemble de ses acquis, connaissances et expériences, éprouver ses capacités d’invention, dans une interaction stimulante et exigeante avec ses pairs, renouant ainsi avec la dynamique créatrice originelle des œuvres, des codes symboliques ou des concepts en jeu5.
Ces pratiques visent l’implication et la compréhension partagée d’objets appréhendés dans leurs dimensions culturelles, conceptuelles et historiques. Il s’agit d’accéder à leur grammaire spécifique par l’exercice conjoint de l’imaginaire et de la rationalité, chacun étant soumis à l’impératif de la preuve sous la double contrainte - interne à la situation d’apprentissage – de l’objet à saisir et du groupe à convaincre.
De telles activités, qu’elles soient d’auto-socio-construction de savoir, d’atelier de création  ou de conduite de projet6, sont des occasions de mise en jeu et de renégociation du rapport que chacun entretient au savoir considéré (voire au domaine disciplinaire et, potentiellement, à la culture) mais aussi de réévaluer l’estime de soi à l’aune des défis relevés, d’entrevoir les bénéfices des échanges avec les autres et de la confrontation à l’altérité, dans un processus de développement conjointement personnel et collectif. Au-delà des contenus visés, c’est pour chaque sujet en construction l’expérience d’une manière d’être au monde et aux autres, de valeurs en actes initiant au lien social.

L’impératif de formation

Sauf à ne vouloir parler qu’aux héritiers et à une minorité de transfuges, l’acte pédagogique ne s’improvise pas, et si la maîtrise des savoirs disciplinaires est indispensable (notamment dans ses aspects épistémologiques), la maîtrise de l’activité d’apprentissage s’impose tout autant.
Outre la clarification du projet politique qui l’inspire, le développement de la formation est un facteur clé de la démocratisation de l’école. L’accès élargi aux savoirs exige d’en repenser l’approche, dans le cadre d’une vision créative et collective du métier, afin que les apprentissages soient pensés dans la cohérence - ce qui ne signifie pas uniformité - et dans la durée.
L’expérience des mouvements pédagogiques est sur ce point significative, elle a fait ses preuves sur de nombreux terrains et peut contribuer à inspirer le changement à une autre échelle.





1 Article à paraître dans un prochain livre coordonné par Pierre Frackowiak.
2 «Les données de l’OCDE établissent de façon irréfutable que les efforts pour doter tous les élèves d’une formation minimale de grande qualité conditionne le nombre et le niveau des meilleurs ». Christian Baudelot, Roger Establet, L’élitisme républicain. L’école française à l’épreuve des comparaisons internationales. Seuil /La République des Idées /, mars 2009, p. 41.
3 Cf. Nathalie Mons, Les nouvelles politiques éducatives. La France fait-elle les bons choix ?, PUF, nov. 2007.
4 Jean-Pierre Astolfi, La saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d’apprendre, ESF, 2008.
5 En lecture comme en mathématiques ou en sciences (PISA 2006), est-il besoin de rappeler la faiblesse des élèves français dès lors qu’il s’agit d’investir des situations originales, de mobiliser et transférer leurs acquis ? Mais quand ont-ils eu réellement l’occasion d’exercer ces compétences ?
6 On pourra se référer aux travaux menés par le GFEN sur tous ces champs : www.gfen.asso.fr

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