lundi 20 septembre 2010

Un autre texte sur une école qui porte des valeurs collectives

REMETTRE L’HUMAIN AU CŒUR DE LA SOCIÉTÉ :
DE QUELLE ÉCOLE AVONS-NOUS BESOIN ?

Pour comprendre les effets des dispositifs et réformes actuels dans le système éducatif, revenons aux fonctions qui lui sont dévolues et sont inscrites dans son histoire-même. L’École, matrice des sociétés de l’écrit, a une triple fonction :
- fonction anthropologique (faire grandir le petit d’homme) - idée humaniste,
- fonction sociopolitique (former le citoyen par l’exercice de l’esprit critique) – idée républicaine,
- et fonction certificative (devenir capable de s’insérer socio économiquement dans la société).

Elle s’inscrit dans l’histoire de l’évolution des sociétés. Ainsi, toute crise sociale interroge les finalités et les fonctions de cette institution socialisante. On tente souvent, à ces moments, de nous faire croire que la société est malade de son école alors qu’en réalité c’est l’École qui est malade d’une société qui lui demande de résoudre ses maux.

Actuellement l’École doit et peut relever des défis majeurs pour choisir entre démocratisation et sélection :
  • transformer ses pratiques pour les mettre à la hauteur des valeurs qu’elle revendique,
  • participer à tisser du lien social et expliciter les normes qui permettent de le construire.

Faire construire et conscientiser des normes pour tisser/retisser du lien social1

Aujourd’hui nous avons à faire face, pour un nombre grandissant d’élèves (en particulier adolescents), à une multiplication de refus scolaires, à un désintérêt croissant de la chose scolaire, à de nom-breux « décrochages » consécutifs à une perte de la signification de l’école et du sens des savoirs. Ces élèves ont une vision utilitaire de l’école au détriment de sa fonction historique et de sa fonction politique. Les normes constitutives de la dimension sociale du savoir ne sont plus perçues dans leurs dimensions anthropologique et émancipatrice mais seulement comme des normes ‘ normalisantes’ (un passage du refus des normes comportementales perçues uniquement dans une dimension contraignante à un refus de travailler chez un certain nombre).

Nous sommes dans une société de plus en plus individualiste, ce qui est le résultat d’un long chemin de l’humanité dans les pays du Nord de l’Europe et de l’Amérique. Auparavant, le sentiment d’appartenance (à une classe sociale, à une religion, à un corps de métier) structurait les liens sociaux. Désormais, l’individu est devenu souverain et la société prône son bien-être :
- « L’élève au centre de la classe » (loi d’orientation de 1989) ;
- « l’usager au centre d’un système à rénover » (Kouchner, 2001) ;
- Aujourd’hui c’est l’enfant qui fait la famille et peut parfois cristalliser tous les besoins et comportements de celle-ci.
Il y a là une inversion du rapport de l’universel au particulier : les valeurs sont moins portées par un collectif que par l’individu. Le parcours de l’humanité vers un désassujettissement est une donnée nouvelle - ce qui est un bien en soi ! - à prendre en compte. Mais alors une question se pose : Comment faire société avec une somme d’individus « individualisés » ? Si la recherche du bien être individuel est l’objectif de la société, la démocratie ne risque-t-elle pas de perdre ses ambitions ? Comment continuer à faire société, à construire du lien social ?
Hier les institutions comme l’école, l’église, la famille, l’armée... créaient de la normativité sociale en instituant des rites, des pratiques sociales et du sens que les gens vivaient, éprouvaient sans qu’on ait besoin de leur expliquer. Cette normativité sociale était forte, implicite e, même si c’était au détriment du sujet, faisait consensus.
Le déclin des grands poseurs de normes libère la possibilité que l’individu se sente autorisé à être poseur de normes lui-même, d’où une multiplicité de normes qui ne font plus consensus sur une normativité sociale (mythe de la non contrainte entretenu par les médias : tout est possible, tout peut avoir lieu… illusion symbolique). Mais la volonté que l’individu soit autonome précocement (« Sois libre ») génère une angoisse, l’apparition de souffrances psychiques nouvelles. Nous vivons dans des sociétés où les gens sont de plus en plus déprimés, fatigués, stressés. Si l’assujettissement « protégeait », l’appel continuel à l’autonomie de l’individu épuise. Le paradoxe est que la liberté est devenue difficile à vivre et qu’il y a une demande forte de cadres, de normes collectives. En leur absence, certains vont se réfugier dans des assujettissements totaux : montée des sectes, des intégrismes religieux, etc. Comme ces jeunes qui veulent être libres et se soumettent à la tyrannie de la secte ou du chef de bande.

L’École reste donc pour beaucoup l’un des rares lieux de socialisation où l’individu peut apprendre à dire « je » en n’étant plus « assigné à résidence » dans son groupe d’origine. Elle est lieu privilégié d’éducation et d’instruction. Aujourd’hui les familles envoient à l’école des enfants et des adolescents qu’elle doit faire devenir des sujets capables d’affronter/s’affronter à de l’inconnu pour devenir autres, pour grandir par l’appropriation d’un patrimoine culturel construit par les générations qui les ont précédés. Ils vont devoir apprendre à s’approprier la normativité des savoirs qui n’est pas soumission-obéissance à une société d’adultes (enseignants et parents) normalisateurs, mais la conquête d’un capital intellectuel qui permet d’édifier le sujet social et symbolique. Il va leur falloir construire l’idée que l’accès aux apprentissages est une deuxième naissance symbolique et que l’acceptation de contraintes et de normes les fait grandir alors que le refus de toute contrainte peut les mener à la folie.

A cause de l’actuel brouillage de la frontière entre adulte et enfant, on pense l’enfant comme « petit homme » quand il faudrait le penser comme « petit d’homme ». Ce « d’ » du petit d’homme, c’est l’espace de l’éducation ; il implique la possibilité d’un devenir. Sa disparition signifie que nous sommes dans une crise de la légitimité de l’éducation. Certaines pratiques pédagogiques portent l’empreinte de ce doute. Une sorte de mauvaise conscience de l’enseignant le pousse parfois à auto-délégitimer ses pratiques. Il est important de « re-légitimer » les enseignants, de faire en sorte qu’ils assument d’enseigner.

Faire le choix : démocratisation ou tri social ?

Une des caractéristiques de l’Ecole de nombreux pays européens, dont la France, est qu’elle a réussi la démocratisation de l’accès au savoir mais pas - encore - celle de la maîtrise de ses savoirs. La deuxième caractéristique est que l’échec scolaire est ségrégatif : il touche essentiellement les enfants des milieux populaires, pour être plus clair, les enfants des pauvres.
Pour certains, rien d’étonnant puisque ces enfants auraient, c’est bien connu, une pauvre intelligence. Pour d’autres, plus politiquement corrects, il y a diversité des intelligences : ceux qui sont habiles à faire et ceux qui sont habiles à penser. On n’y peut rien, c’est comme ça. Giscard d’Estaing, en 1972, affirmait que «L’inégalité du talent et du courage est dans la nature humaine, la justice n’est pas de le nier (...) Il naît des enfants doués pour l’étude et d’autres doués pour le travail manuel, ce sont des différences neutres, par rapport à tout sentiment de justice ou d’injustice, les disparités sont inévitables. » Quelques années plus tard Chirac précisait, à propos du collège unique : « Cela a été une erreur, car tous les élèves ne sont pas égaux ».
Chacun oubliant toujours de préciser les origines sociales des uns et des autres et le rôle que chacun se verra attribuer dans la société selon son cursus scolaire.
D’autres encore, beaucoup plus proches de notre époque, sont aussi dans la négation du social. Loi d’orientation Fillon : « Compte tenu de la diversité des élèves, l’école doit reconnaître toutes les formes d’intelligence pour leur permettre de valoriser leurs talents. (...) il faut viser la mise en valeur des aptitudes, aussi bien intellectuelles que manuelles, artistiques et sportives »...
Ainsi « la réussite de tous » devient « l’excellence de tous ». Dans le rapport Thélot, comme « les enfants sont différents dans leurs talents, leurs capacités, le rythme de leur progression, les ressorts de leur motivation, leur maturité », il faut « personnaliser les apprentissages » et, une fois le socle commun acquis, ouvrir à une « diversité des voies de réussite » donnant à chacun « la chance d’atteindre l’excellence dans la voie qu’il s’est choisie ». Bref une rhétorique qui naturalise les différences face aux apprentissages en en masquant la genèse sociale.
C’est pourtant l’École, comme nous le pensons, qui, par ses valeurs et ses pratiques, est handicapante pour de nombreux élèves et plus particulièrement pour les élèves issus des milieux populaires. Sans doute parce qu’elle exige de tous ce qu’elle ne leur apprend pas, ce que Bourdieu nomme la violence symbolique : « Le système éducatif, en ne donnant pas explicitement ce qu’il exige, exige uniformément de tous ceux qu’il accueille qu’ils aient ce qu’il ne donne pas » (La reproduction, Ed. Minuit)
Ainsi si le collège a raté sa volonté d’être unique c’est peut-être parce qu’il était uniforme, s’adressant à tous sur le mode du petit lycée d’autrefois plus que faisant partie d’un cursus visant l’appropriation d’une culture commune pour tous.
Il y a donc urgence historique à défendre l’école à la condition d’œuvrer à sa démocratisation réelle. Pour cela il faut remettre en cause radicalement l’idée d’égalité des chances car cette fausse « bonne idée » - qui fit longtemps consensus - justifie l’inégalité au nom même de l’égalité, et inventer les pratiques et transformations qui feront vivre la notion d’égalité de droit...

Transformer l’école et ses pratiques c’est créer les conditions d’une égalité de fait

Nous sommes les héritiers d’une histoire où l’accent était mis soit du côté des programmes soit du côté de l’enfant, oubliant qu’il s’agissait des 2 faces d’une même pièce. Ce ne sont ni les programmes, ni les enfants qui sont au centre de l’école, mais le rapport des sujets aux savoirs et à l’acte d’appropriation de ceux-ci.
Ceci interroge notre représentation de ce qu’est le savoir - en le distinguant de l’information et de la connaissance – et celle de ses modalités de transmission qui ne sont ni neutres, ni innocentes dès lors qu’elles sollicitent :
- passivité ou engagement,
- imitation - répétition ou création,
- docilité - conformité ou exercice de l’esprit critique,
- compétition ou coopération.

Depuis 1995, quelles que soient les réformes, environ 15% des élèves n’arrivent pas à maîtriser comme il le faudrait les connaissances indispensables pour profiter de l’enseignement dispensé au collège. De nombreux chercheurs s’accordent à dire que nous sommes arrivés à la limite des effets de structure et qu’il faut « aller voir » du côté des modalités de transmission des savoirs. Bref, il faut ouvrir la porte de la classe pour analyser ce qui s’y passe au niveau des pratiques et interroger leur pertinence au regard des intentions visées : l’émancipation intellectuelle.

Quelques pistes que nous savons être opératoires2

1) Faire le pari de l’éducabilité cher à Philippe Meirieu c’est, comme nous y invitent les recherches en neurobiologie (travaux de Cyrulnik, Duyme, etc.) savoir que les ressources du cerveau sont incroyablement plastiques et qu’il n’y a aucune fatalité quant au développement des capacités intellectuelles. Ainsi notre « Tous capables » est moins un pari d’ordre philosophique qu’un défi pédagogique, éducationnel à relever.

2) Passer d’apprentissages solitaires, où apprendre c’est apprendre à côté des autres - voire contre les autres (pratique des notes et des classements) - à des apprentissages solidaires où l’on apprend en confrontant sa pensée avec celle des autres, comme nous y invitent les travaux de Wallon, Vygotski... et Piaget où apprendre nécessite de confronter sa pensée (subjective) à celle des autres.

3) Lever les malentendus entre ce que certains élèves croient que l’enseignant attend d’eux et ce que celui-ci attend réellement3. Il s’agit de développer chez les élèves - en particulier chez ceux qui, socio culturellement, n’ont pas accès aux codes culturels implicites de l’Ecole – un regard instruit qui leur permette de décoder les codes, les règles et contenus implicites des attendus et du fonctionnement de l’école... pour qu’ils comprennent qu’à l’école les exercices donnés, les tâches prescrites ne sont que des prétextes pour construire des notions et des habitus de pensée.

4) Faire construire les postures et outils intellectuels nécessaires pour aider les élèves à passer de l’apprendre au comprendre. Il faut passer d’une pratique de la question qui appelle une réponse à celle du questionnement qui engage chacun à exercer une activité intellectuelle. Ceci exige de mettre l’accent sur les moments de réflexivité avant, pendant et à l’issue de la réalisation des tâches demandées : que faut-il faire et pourquoi (éclaircir le but visé) – comment atteindre ce but ? (rendre clair les moyens à mettre en œuvre pour réaliser la tâche) – qu’avons-nous appris ? (confrontation entre le but visé et le but atteint) – quelles démarches avons-nous suivies, qu’est-ce qui nous a aidé ou gêné ?

5) Passer d’une pratique d’interrogation sur l’origine des difficultés - où l’élève passe du statut de personne et de sujet d’éducation à celui de problème à résoudre ! – à une interrogation sur la nature de ses difficultés.
De quoi l’erreur ou les comportements inadaptés sont-ils le symptôme ? S’agit-il :
- d’une incompréhension ou d’une mauvaise interprétation des consignes ?
- d’une non maîtrise du contenu ?
- d’un malentendu quant à l’activité sollicitée de la part de l’apprenant ?
- du flou sur le but de la tâche à accomplir ?
- d’une stratégie inefficace pour venir à bout de ce qui est demandé ?
- d’une paralysie par peur de se tromper ?

Selon les réponses à ces questions il s’agira alors de mettre en place des dispositifs qui relèveront soit d’une remédiation, c’est-à-dire d’une stratégie de compensation de manques clairement identifiés, soit d’une re-médiation qui consistera à retisser une médiation entre l’élève et le savoir, médiation qui n’a jamais eu lieu ou qui s’est délitée au fil du temps de la scolarité.
Il y a là matière à une réflexion collective… C’est le rôle de la formation, car la bonne volonté et l’engagement éthique, indispensables, ne suffisent pas.

6) Repenser les pratiques d’aide par un soutien individualisé. Des pratiques :
- qui peuvent induire, à notre insu, un effet de marquage, de stigmatisation – comme toute structure spécialisée. Pour les élèves, être désignés de façon sélective risque d’être interprété comme un classement des « mauvais » et contribuer alors à l’intériorisation d’une image péjorée d’eux-mêmes (effet Pygmalion ou des « prophéties auto-réalisatrices »)).
- Par ailleurs, la relation de proximité, d’assistance renforcée peut augmenter la dépendance intellectuelle à l’égard de l’adulte « expert », ce dont souffrent déjà trop les élèves fragiles.

L’enseignant de la classe est-il le mieux placé pour aider ses élèves ? Si on veut éviter le risque d’ « acharnement pédagogique » (plus de la même chose), éviter une relation d’aide trop parasitée par les affects tant pour l’élève que pour l’enseignant, si l’on veut renouveler le regard et pouvoir croiser les points de vue, le principe consistant à s’occuper d’autres élèves que ceux de sa classe pourrait fournir une belle occasion d’un vrai travail d’équipe.

Substituer au soutien individualisé un soutien par groupes hétérogènes de 8 à 15 élèves comme le suggèrent les recherches effectuées dans les pays qui ont déjà expérimenté l’aide individualisée.

Enfin, toute structure d’aide, si elle est indispensable, doit se fixer pour objectif d’organiser sa disparition. Il en est de même dans le champ du travail social...

7) Redonner sens et épaisseur historique aux savoirs enseignés.
Tout savoir est réponse à une question. Les savoirs sont des élaborations construites par les Hommes pour comprendre le monde afin de s’affranchir des fatalités, de s’en émanciper. Ils ont donc pour finalité une maîtrise, un pouvoir d’action de transformation.
Il nous semble important que les élèves participent à cette approche anthropologique en vivant le savoir comme aventure humaine.

C’est à quoi s’attachent les éducateurs du GFEN qui ne cessent d’inventer des pratiques où l’auto socio construction est le moteur d’apprentissages réussis, pratiques qui sont largement relatées dans leurs fondements, leurs processus et leur mise en oeuvre dans les nombreux ouvrages et revues que le mouvement publie.

Le GFEN met ainsi à disposition des richesses pour celles et ceux qui veulent oser faire éprouver toute la saveur du savoir4 en faisant le pari de l’intelligence de tous les enfants et tous les jeunes, et en retour, éprouver la leur bien sûr !

Jean Bernardin, pour le GFEN 28
1 Intervention qui doit beaucoup, dans cette partie à Élisabeth Martin, coordinatrice des 42 dispositifs relais de l’académie de Versailles et co-auteur, avec Stéphane Bonnéry, de Les classes relais – Un dispositif pour les élèves en rupture avec l’école, Ed. ESF, 2002.
2 Cf. les travaux de Jacques Bernardin (Comment les enfants entrent dans la culture écrite, Retz) et Stéphane Bonnéry (Comprendre l’échec scolaire : élèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, La Dispute).
3 Cf. la notion de « violence symbolique » développée par P. Bourdieu.
4 Titre de l’excellent livre de Jean-Pierre ASTOLFI : La saveur des savoirs : disciplines et plaisir d’apprendre, ESF, 2008.

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